Le design est politique par essence, puisqu’il s’intègre dans notre milieu de vie et vise à être utilisé.
Qu’est-ce que la politique? C’est la prise en compte et la régulation des rapports de pouvoir. C’est s’intéresser à la chose commune ou publique. C’est un terme qui fait parfois un peu peur, parce qu’il est souvent associé à des manigances petites (en entreprise) ou grandes (house of cards). Pourtant, réfléchir le politique, c’est réfléchir à la gouvernance qu’on peut vouloir totalitaire, oligarchique, partagée, démocratique, etc. Ne pas la réfléchir et ne pas l’intégrer dans ses projets, c’est la meilleure façon, au choix, 1) de créer une direction politique par défaut ; 2) d’être manipulé par une tierce partie.
Tous les enjeux touchant à l’humain sont politiques. La politique évidemment. L’économie. La technologie. Le design.
La croyance en une neutralité axiologique des objets relève au mieux d’une douce naïveté, au pire, d’une tentative d’enfumage. Une arme à feu est une arme à feu, pas un rouleau à pâtisserie. Ce n’est pas l’usage de ces objets qui définit ce qu’ils sont, leurs « gammes d’usages » sont ancrés dans ces objets eux-mêmes. Ce n’est pas un discours commun que l’on entend dans les médias de masse, où l’on préfère présenter l’idéologie de la neutralité. Pourtant les chercheurs, penseurs et praticiens réflexifs savent depuis bien longtemps que cette idéologie est fausse et que les technologies, les produits, les processus ne sont pas neutres!
Par son aspect inclusif, embarqué, voire intrusif dans la vie de chacun, le design à un rôle particulièrement important, puisqu’il peut rentrer dans notre usage quotidien. Prenons par exemple une chasse d’eau, une pomme de douche ou une baignoire. Il y a évidemment un lien entre ces produits et la consommation d’eau d’une ville. Or, l’eau potable, c’est des infrastructures publiques, un traitement qui coûte cher. À titre d’illustration, je paye quasiment 700 $ de taxe reliée spécifiquement à l’eau pour l’année 2020. Ce montant est directement relié au volume d’eau total utilisé et à la qualité de cette dernière. Comme l’eau n’est pas économisée et que le traitement coûte cher, pour éviter d’avoir à imposer des montants de 2000 ou 3000 $ au citoyen, les villes et gouvernements doivent limiter le traitement à ce que la science sait être dangereux, et donc ils estiment le non dangereux, en fonction des connaissances scientifiques actuelles. Mais la science est évolutive. Ce qui est dangereux aujourd’hui ne l’était pas hier, et ce qui est sans danger aujourd’hui ne le sera pas obligatoirement demain.
Ainsi, même si nous avons des standards de qualité, ceux-ci ne sont jamais suffisants, car il s’agit d’un compromis, et l’on sait que l’eau traitée (ou l’eau en bouteille) contient des traces de médicaments ou de bisphénol par exemple. Donc, dans le choix d’une pomme de douche, qui peut paraître un acte anodin, il y a ce rapport économique et politique qui est intégré et invisibilisé. Mais il est néanmoins présent.
Autre exemple d’actualité, qui touche à la ville. Dans un article de 1980 de Longdon Winner intitulé Do artifacts have politics?, l’auteur met en lumière que la hauteur de plusieurs ponts menant à Jones Beach, au-dessus des autoroutes de Long Island à New York était limité à 2,7 m. À première vue, rien de politique, juste quelques ponts un peu bas.
Mais en creusant plus, Winner a montré que cette hauteur provient de Robert Moses, responsable des constructions de routes, parcs, ponts et autres travaux publics à New York entre les années 20 et les années 70 du siècle dernier. Il se trouve que cette hauteur a été déterminée sur la base des préjugés racistes de Moses. Pour garder l’accès à Jones Beach, ce dernier a limité la hauteur pour rendre les lieux inaccessibles en autobus, qu’il estimait être le moyen privilégié des personnes noires, plus pauvres. Alors qu’il estimait que les personnes blanches (de classes moyennes ou aisées) se déplaçaient majoritairement en voiture. Et comme il est coûteux de détruire un pont pour en reconstruire un autre (sujet brulant à Québec), ces ponts ont été conservés et ils continuent à agir sur la population new-yorkaise.
On est ici dans ce qu’on peut qualifier de design hostile, comme ces bancs qui visent à empêcher les sans-domiciles de les utiliser en intégrant des accoudoirs centraux afin de rendre impossible le fait de s’allonger dessus.
On peut donc dire qu’un produit issu du design peut représenter une idée à caractère fort, relatif à une idée politique à travers sa conception. Il le doit même, sous peine d’être l’objet d’un projet politique qui ne sera pas celui du designer. Est-ce souhaitable de réfléchir à cette dimension politique ? Oui, mais cela doit être réalisé en toute transparence, sans chercher à manipuler son mandataire ou ses usagers. C’est comme cela que le design comme discipline et comme pratique sera d’autant plus respecté dans les années à venir.
Référence
Winner, L. (1980). Do artifacts have politics? Daedalus, 121–136.
Commentaires
2 réponses à “Le design est-il politique ? Est-il souhaitable qu’un produit relevant du processus de design soit conçu en adéquation avec un tel caractère politique ?”
Tout à fait actuel sinon même une réflexion obligée en préalable à un objet du quotidien soutenable.
Concevoir et fabriquer du soutenable est hautement politique puisqu’il entraîne toutes sortes de conséquences positives ou négatives (selon les intérêts…)
La question qui vient ensuite est les concepteurs ( créatifs en ingénierie en design en architecture…) ne devraient-ils pas concevoir “en publique” de manière ouverte ?
Bonjour Jacques, tu vas trop vite par rapport à ma capacité à écrire 😉
[Teaser] J’ai quelque chose de prévu de pas trop loin pour dans les prochains jours. [/Teaser]